4) LES SACRIFICES

Le rituel du feu ne s’explique que par la notion de sacrifice. Toutes les religions pratiquent et ont pratiqué le sacrifice, réel ou simulé. Le « sacrifice » de la messe catholique est une mémorisation d’un rituel sanglant par lequel l’humanité, en la personne de Jésus, dépassait son état primitif et se transcendait sur le plan divin par la mort et la renaissance. La religion druidique connaissait les sacrifices et en usait. Sacrifier (sacrum-facere), c’est rendre sacré un objet ou un être, le faire passer ailleurs, c’est-à-dire dans le monde divin, en le chargeant de tous les désirs, toutes les pulsions, tous les sentiments de la communauté qui opère le sacrifice. Cela n’a rien à voir avec la conception ridicule et dégénérée qui est courante dans la plupart des religions vécues au quotidien, et où le sacrifice est un acte négatif : d’une part, le sacrifice est devenu un acte pour apaiser, grâce à des offrandes, une divinité redoutable, d’autre part, il permet de déculpabiliser l’individu ou le groupe social en « inventant » un bouc émissaire. Vidé de son contenu métaphysique, le sacrifice n’est plus qu’une vaine superstition. C’est pourquoi les religions actuelles ont tendance à l’éliminer de leur liturgie.

Chez les Celtes, les sacrifices ont consisté en oblations diverses : végétaux, prémisses de récolte, branches d’arbres, fleurs. On retrouve ces pratiques dans le christianisme populaire. Il y a eu également des sacrifices d’animaux : taureaux, béliers notamment, mais toujours, ou presque, de jeunes mâles. Par contre, un des rituels d’intronisation du roi, décrit par Giraud de Cambrie[256], comporte le sacrifice d’une jument après que le roi s’est uni sexuellement avec elle. Après cela, on fait bouillir la viande de l’animal, le roi se baigne dans le bouillon et mange la chair. Dans un rituel d’élection royale, un homme absorbe la viande et le bouillon d’un taureau blanc avant de dormir et de voir en songe le futur roi[257]. La viande de porc, animal sacré et nourriture du Festin d’Immortalité, était également utilisée dans le rituel, notamment pour la divination. Il semble aussi qu’il y ait eu des sacrifices de chiens[258].

Ces sacrifices ont perduré jusqu’à notre époque, sous des formes beaucoup plus profanes mais qui ne font pas disparaître leur antique caractère sacré. Le chasse à courre est un authentique cérémonial de mort du cerf, hérité de la nuit des temps. Les corridas sont les prolongements du sacrifice du taureau. Et, dans toutes les campagnes, le fait de tuer le cochon est un acte remarquable, qui met en jeu une communauté familiale ou villageoise et s’accompagne de cadeaux rituels, d’invitations et de ripailles.

Il faut aussi poser le problème des sacrifices humains. En dehors de l’information de César sur les mannequins d’osier, les témoignages ne manquent pas. Les Gaulois « gardent les malfaiteurs pendant une période de cinq ans et puis, en l’honneur de leurs dieux, ils les empalent et en font des holocaustes » (Diodore de Sicile, V, 31). « Parfois, ils tuaient les victimes à coups de flèches, ou bien ils les crucifiaient dans leurs sanctuaires » (Strabon, IV, 5). Lucain parle de « rites barbares » et de « coutume sinistre des sacrifices » (La Pharsale, v. 451). Rappelons que, d’après les scholies de La Pharsale, les Gaulois faisaient suffoquer des victimes la tête dans un chaudron, en pendaient d’autres à un arbre, et les saignaient, en brûlaient certaines dans des cages de bois. Et même sous l’autorité romaine, « il reste encore des traces d’une sauvagerie pourtant abolie : bien qu’ils ne fassent plus de massacres extrêmes, ils versent cependant du sang sur leurs autels » (Pomponius Méla, III, 2). Les textes irlandais corroborent ces témoignages grecs et latins, notamment les remarques faites à propos de saint Patrick et des premiers évangélisateurs qui firent supprimer ces coutumes barbares[259]. En Grande-Bretagne, on peut retenir ce que dit Dio Cassius (LXII, 7) à propos de la reine Boudicca qui sacrifia des femmes romaines à la déesse Andrasta.

Tout cela n’est pas très net, en dépit de l’apparence. Les Romains, comme les premiers évangélisateurs chrétiens, avaient tout intérêt à noircir le tableau concernant le druidisme et à dénoncer des pratiques qu’ils jugeaient contraires aux leurs. Cela dit, les Romains avaient beau jeu de s’offusquer, eux qui, ayant abandonné les sacrifices humains religieux depuis fort longtemps, les pratiquaient de façon profane sous forme de combats de gladiateurs ou de condamnés livrés aux bêtes fauves[260]. D’ailleurs, les Romains ont souvent accusé les premiers chrétiens de sacrifier des enfants nouveau-nés : ils ne comprenaient pas le rituel de la messe, ou manquaient d’informations à ce sujet. L’incompréhension et la méconnaissance des faits conduisent bien souvent à des erreurs et des outrances.

C’est pourquoi il faut émettre des réserves quant aux sacrifices humains attribués aux Celtes, qu’ils soient Gaulois, Bretons ou Irlandais. De la même façon que les batailles inexpiables décrites dans les épopées sont des narrations symboliques, les sacrifices humains sont des réalités mythiques, c’est-à-dire des sacrifices par substitution ou des morts rituelles. L’embrasement des mannequins d’osier dont parle César doit être ramené à sa juste dimension : il s’agissait simplement d’un simulacre, comme il se doit dans tout rite de passage, avec mort apparente – et extase – suivie d’une résurrection non moins symbolique. La pendaison à l’arbre et la suffocation dans le chaudron devaient être de même nature : pour ce dernier rite, le Chaudron de Gundestrup, déjà signalé, constitue la preuve qu’il s’agissait d’un acte de régénération. La mort sacrificielle du roi est également une sorte de jeu dramatique au cours duquel se déroule le rajeunissement du roi, son renouvellement intérieur, faute de quoi sa puissance aurait risqué de décroître au détriment de la collectivité tout entière. On peut affirmer sans crainte que le druidisme n’a jamais pratiqué de sacrifices humains autrement que par substitution, par simulacre[261] ou par symbole. Toutes les accusations portées par les Romains et par les premiers chrétiens sont le résultat de calomnies parfaitement conscientes, ou d’un manque d’informations précises.

Par contre, on ne peut pas douter un seul instant de l’authenticité du rituel des Têtes Coupées. Mais ce n’est pas un sacrifice sanglant dans la mesure où on ne coupe pas la tête d’un vivant : c’est celle d’un mort que l’on coupe. Diodore de Sicile et Strabon rapportent, d’après Posidonios, que les Gaulois coupaient la tête de leurs ennemis abattus, et qu’ils clouaient ces trophées aux portes de leurs maisons. Tite-Live dit à peu près la même chose à propos de la mort du consul Postumius, dont le crâne, nettoyé et recouvert d’or, devint un vase sacré. Le cycle épique d’Ulster fait référence à cette coutume : dans la forteresse du roi Conchobar, il y a une salle réservée à l’exposition de ces crânes. Cela est corroboré par l’archéologie : dans les sanctuaires du midi de la Gaule, on a retrouvé des « accrochoirs à crânes », et la statuaire, notamment celle d’Entremont, près d’Aix-en-Provence, présente de nombreux exemples de têtes coupées aux yeux clos. Il arrive aussi que l’on coupe la tête d’un de ses compagnons morts, pour éviter que cette tête ne tombe aux mains des ennemis. C’est le cas de Mac Cecht qui, dans la Destruction de l’Hôtel de Da Derga, coupe la tête de son roi, Conairé, et l’emporte avec lui[262]. C’est le cas pour de nombreux héros. Après la mort de Cûchulainn, ses ennemis lui ont coupé la tête, mais le compagnon de Cûchulainn la récupère[263]. Il semble que la possession de la tête soit l’équivalent de la possession totale du personnage, non seulement du point de vue physique, mais également du point de vue psychique et spirituel[264].

Il ne faut pas oublier que, dans la version galloise de la Quête du Graal, c’est-à-dire le récit de Peredur, le Graal n’est pas un vase, ni un chaudron, mais une tête coupée, baignant dans le sang, et portée sur un plateau. C’est dire la valeur de la tête en tant que réceptacle non seulement de la vie et de la pensée, mais aussi de l’énergie mystérieuse, sans doute divine, qui s’y manifeste parfois par ce qu’on appelle la « Lumière du Héros », ce rayon qui semble surgir de la tête des individus les plus remarquables. Qualifier cette « Lumière du Héros » d’aura, de corps subtil ou de corps astral ne change rien à l’affaire : il s’agit de tout ce qui peut relier le monde visible au monde invisible, chose infiniment précieuse, ce qui explique à la fois le rite des Têtes Coupées et l’acharnement mis à l’acquisition ou à la conservation de telles têtes. C’est certainement l’un des traits les plus originaux et les plus spécifiques de la liturgie druidique.

En ce sens, les Têtes coupées constituent un Trésor sacré. La plupart des religions ont eu cette notion de Trésor que l’on garde jalousement dans un sanctuaire ou à proximité immédiate de celui-ci. C’est une sorte de « dépôt de garantie » par lequel les humains établissent un contrat avec les dieux, et il ne faut pas le confondre avec les différentes « dîmes » perçues par les prêtres. Là aussi, il y a sacrifice en ce sens que tout Trésor matériel est transcendé, transmué en Trésor spirituel. C’est dans cette optique que les Celtes amassaient des Trésors, principalement de l’Or, qui étaient déposés dans des lacs ou des étangs sacrés. Strabon nous parle ainsi de l’Or caché dans un lac, près de Toulouse, et qui passait pour être de l’Or de Delphes ramené par les Gaulois après leur expédition en Grèce, au second siècle avant notre ère. César affirme : « Il n’est pas souvent arrivé qu’un homme osât, au mépris de la loi religieuse, dissimuler chez lui son propre butin ou toucher aux offrandes des dieux ; semblable crime est puni d’une horrible mort dans les pires tourments » (VI, 17). Mais quand le Romain Cepion s’empara de Toulouse, il pilla la ville et en profita pour faire main basse sur le Trésor sacré. Strabon dit qu’il y avait 15 000 talents, c’est-à-dire trois cents tonnes d’or. Et comme cela ne porta pas bonheur à Cepion, une tradition fut bientôt colportée à propos de « l’Or maudit de Delphes ». On ne peut pas commettre un sacrilège impunément, et les Celtes ont été particulièrement sensibles à cette notion. Car dans la pensée druidique, par le moyen du sacrifice, un objet ou un être passe au rang du divin[265].